Daniel Spoerri

Œuvres

Profil

« Chaque tableau que je colle, c'est le reflet d'un nombre incroyable d'actions et de réactions voulues, irréfléchies ou hasardeuses. Ce verre sale, ce vieux réveil, ce clou rouillé, pourquoi sont-ils là ? Ce qui me provoque, ce n'est pas le réalisme de l'objet, c'est sa mise en doute. » D.S.

Daniel Spoerri est un poseur de piège. C’est un homme fasciné par certains lieux, certains objets, certains hommes, certains moments qu’il ne veut pas perdre. L’art signifie pour lui la capture d’un instant de réalité, qui permet de le préserver de la mort, de le maintenir en vie. Spoerri collectionne les réalités. Pas comme les collectionneurs de papillons qui ne peuvent conserver ces derniers que morts, épinglés, exposés dans une vitrine à papillons. Il serait plutôt comme le propriétaire d’un zoo qui permet à ses singes de bouger librement dans de vastes cages. Ainsi, Daniel Spoerri a inventé les tableaux-pièges où la réalité tombe dans son piège à lui. Ces tableaux-pièges représentent une nouvelle forme de collage. Peut-être même que ces collages où il rassemble avec amour les fragments hétérogènes de la réalité représentent la technique la plus révolutionnaire et la plus importante du 20ème siècle.

Max Ernst, l’incomparable maître des collages disait : « ce n’est pas la colle qui fait les collages ». Daniel Spoerri pourrait inverser cette phrase, puisque l’élément principal de son art est de tourner et de retourner les choses et les idées, de les mettre « tête en bas », pour voir si, ainsi bousculées, elles se transforment en œuvre d’art. Il pourrait donc inverser l’assertion de Max Ernst : « c’est la colle qui crée la cohésion et le hasard est son assistant dévoué. Avec le temps, ce dernier est même devenu son maître. »

Lorsque Daniel Spoerri créa ses premiers tableaux-pièges, vers 1960 à Paris, ce n’était pas un hasard. Au contraire, il souhaitait immortaliser les instants qui marquent notre vie. Alors, à un moment précis de la soirée, soudain tout s’arrête. Halte, rien ne va plus.
Stop ! Tout devait rester en état, à l’endroit précis, à cet instant très précis. Spoerri échangeait alors la marmite contre le pot de colle. En laissant tout en place, sans bouger quoi que ce soit d’un millimètre, les assiettes et les couverts, les plats, les verres à vin, le tire-bouchon, le plat, le cendrier avec ses mégots et peut-être même le paquet de cigarette. Entamé, à moitié vide, ainsi que les allumettes. Tout se figeait, comme la Belle au Bois Dormant juste avant de s’endormir pour cent ans. Couverte de restes de nourritures, de tâches de soupe, de graisse et de vin, la table était basculée de 90 dégrés, accrochée au mur le piège s’était renfermé : l’œuvre d’art était terminée. Daniel Spoerri est persuadé que l’art consiste à provoquer une rotation de 90 degrés des choses. Cette rotation nous oblige à ne plus regarder les choses de haut. Maintenant qu’elles sont accrochées au mur et tournées verticalement, nous devons les contempler à hauteur des yeux. Dans un premier temps cela peut paraître grotesque, être interprété comme une lubie d’un artiste égocentrique. En fait, il s’agit d’un principe ancien de l’art. L’art depuis toujours, et non seulement depuis la Renaissance qui a particulièrement insisté sur ce point, l’art donc consiste à faire apparaître les objets familiers sous un angle nouveau, une nouvelle perspective, nous les présenter sous un nouveau jour, bref, nous les faire découvrir différemment.

Un autre facteur a joué un rôle très important dans l’œuvre de Daniel Spoerri. J’ai déjà souligné que parmi les artistes de notre époque, il dispose d’une qualité devenue extrêmement rare, pratiquement disparue aujourd’hui : il est un excellent conteur. A chaque objet immortalisé par ses tableaux-pièges « colle » sa propre histoire. Voici l’assiette de l’ami Tinguely; celle-ci a servi à Pierre Restany, l’autre était celle d’Arman et Niki de Saint Phalle a bu dans ce verre. On y voit encore les traces de son rouge à lèvres. Ces objets rappellent tous les amis du cercle des Nouveaux Réalistes qui se sont retrouvés à Paris au début des années soixante.

A l’époque, Daniel Spoerri vivait à l’Hôtel Carcassonne, rue Mouffetard, où lui est venue l’idée d’écrire son livre « Anekdoten zu einer Topographie des Zuffalls ». Chez Arman il a vu la première fois une poubelle, tout ce que l’on pouvait y trouver. Rentré à la maison, dans sa chambre d’hôtel, il a retourné sa poubelle et a été très surpris du contenu. Alors, subitement, une idée traversa son esprit : il sut qu’il lui fallait impérativement écrire l’histoire de ces objets.

Mais il ne s’y est pas mis tout de suite. Il fallait un événement extérieur pour déclencher le processus. Une petite galerie parisienne préparait une exposition de ses tableaux-pièges et était prête à éditer une petite brochure au lieu de l’invitation habituelle. Spoerri était chargé d’écrire le texte, d’écrire les objets qu’il avait trouvés sur sa table à un moment très précis, sur sa table qui lui servait en même temps comme table de travail, de cuisine et de petit-déjeuner. Au lieu de s’attaquer à eux comme d’habitude muni d’une colle et de les coller sur leur support, il les a numérotés jusqu’à quatre-vingts et à raconte leur histoire.

Spoerri était persuadé que « l’on pouvait déduire l’histoire du monde en partant d’un bouton de pantalon ». Mais pour réussir, encore faut-il que le hasard soit de la partie. Car c’est bien le hasard qui a réuni ces 80 objets - coquetier et cendrier, poivrière et bouteille de vin, boîte d’allumettes et pot de colle, épingles et bouts de chandelle, stylo à billet et règle en bois, bobine de fil et élastique, couteau de cuisine et sachet de thé, boîte à café et cadenas - à un moment précis sur la petite table de sa chambre d’hôtel parisienne. C’est encore le hasard qui lui a soufflé les histoires qu’il allait raconter en se laissant guider par l’inspiration également dictée par le hasard. Pour lui le principe du hasard est le principe de la vie tout court. « Il semblait que l’ordre enlève la vie à toute chose, tandis que le désordre et le hasard les libèrent et stimulent le souvenir ».

Enfant, Daniel voulait déjà sauver ce qui lui paraissait précieux. C’est pourquoi, dans les années d’avant-guerre en Roumanie, il creusa un grand trou sous un arbuste dans le jardin, le remplit de neige qu’il souhaitait conserver pour l’été à venir, le cacha soigneusement avec de la terre et une planche. Mais, bizarrement, quelqu’un a dû voler la neige prévue pour l’été, car au printemps, le trou était vide. Ainsi, il vécut l’expérience selon laquelle : « les choses disparaissent ». Le but recherché de l’œuvre de Spoerri était donc de les retenir et de permettre à la neige de durer.

Avec les années, il commence à aider le hasard. D’une manière tout à fait consciente et dirigée il devient très sensible aux trouvailles, trouvailles qu’il avait parfois cherchées depuis très longtemps, à des objets, des tableaux, des graphiques. Il essaie de les provoquer en cherchant leur contraire, de les confondre par leur propre contradiction, des les confronter à eux-mêmes, pour les mener finalement à l’absurde. Cette disponibilité à se laisser provoquer ainsi par les objets pour en faire des tableaux ou des collages, laisse penser que désormais le hasard était calculé et manipulé.

En résumé, nous pouvons dire que le travail artistique de Daniel Spoerri depuis 40 ans nous a confronté à l’histoire des objets simples, nous a rendus attentifs au fait que tous les objets ont leur propre histoire. Ces objets que nous rencontrons, que nous utilisons et qui ensuite quittent notre univers, appartiennent à différentes époques de leur propre histoire, à différentes tranches de leur propre vie. Bref, l’histoire des objets. Dans la première partie de leur vie, l’homme les découvre ou les invente, les remarque, se les approprie, les utilise et les construit d’après ses propres besoins, avec ses propres outils. Dans la deuxième partie de leur vie, que nous pourrions nommer l’Âge d’Or des objets, ils ont trouvé leur épanouissement, ils sont utilisés continuellement, le couteau coupe, le peigne démêle les cheveux, la cruche est remplie de vin ou d’eau. Dans la troisième partie, le Moyen-Âge des choses, ils commencent à être marqués par les traces d’une utilisation intensive, ils ont fini de nous servir, ils sont mis de côté, triés, rangés, déménagés. S’ils ont de la chance, ils vont au grenier ou aux puces, où ils trouveront du repos après une longue vie de travail. Pour d’autres c’est une fin brutale à la décharge. Redécouverts au grenier ou dans l’atelier de bricolage, dénichés au marché aux puces, charriés et trouvés sur une plage déserte, ils se réveillent après un long sommeil, peut-être pour entamer une nouvelle vie, la quatrième partie de leur existence. Maintenant seulement ils parlent. Maintenant seulement ils ont une histoire à raconter. Déjà leur aspect physique nous plonge dans une autre époque. Ils ont survécu, ne sont plus d’aucune utilité pratique, mais ils regorgent d’histoires, semblent investis de forces magiques. Et si nous sommes prêts à nous laisser faire, ils nous apparaissent tels des fétiches ou des reliques. Et si par chance, ils tombent entre les mains d’un artiste qui, en écoutant leurs vœux secrets et enfin avoués, les rassemble avec d’autre objets, leur créant ainsi une nouvelle patrie, la deuxième phase de leur existence peut enfin commencer. L’heure du renouveau des choses c’est l’heure de Daniel Spoerri.


Wieland Schmied
Dans « Daniel Spoerri. Le Hasard comme maître », Editions Kerber Verlag, 2003. 

Biographie

Daniel Spoerri est un artiste plasticien suisse d'origine roumaine, né en 1930 à Galati en Roumanie.

Il débute à l'opéra de Berne comme danseur puis metteur en scène et décorateur pour finalement s'orienter dans une carrière artistique suite à sa rencontre avec Tinguely.


Expositions (sélection)

2005

Der Zufall als Meister, Musée d’art et d’histoire, Fribourg, Suisse

Kleines Raritätenkabinett der Künstler im Giardino, Museum Kunsthaus Grenchen, Granges, Suisse

Prillwitzer Idole, Fondation George Grard, Gijverinkhove, Belgique

- Fondazione Mudima, Milan, Italie

2004

- Musée des Beaux Arts - Villa Steinbach, Revoltella Museum, Trieste, Italie

- Musée des Jacobins, Morlaix, France

2003

KunstHausWien, Vienne, Autriche

- County Hall Gallery, Londres, Angleterre

Oeuvres principales

1977 : genèse des « Musées sentimentaux »
- 1989 : Le Musée Sentimental de Bâle, Gewerbemuseum, Basel, Suisse
- 1981 : Le Musée Sentimental de Prusse, Berlin-Museum, Berlin, Allemagne
- 1979 : Le Musée Sentimental de CologneKölnischer Kunstverein, Cologne, Allemagne
 
1964 : genèse des « Pièges à mot »
- 1964: Tondre un oeuf
 
1963 : genèse des « Détrompes l'oeil »
- 1962 : Attention : chien méchant
- 1961 : La douche, MNAM, Paris, France
 
1959 : genèse des « Tableaux pièges »
- 1972 : Restaurant Spoerri, Bündner Kunstmuseum, Coire, Suisse
- 1963 : Restaurant de la Galerie J
 

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